En 2025, alors que le roguelite s’use à force de se répéter, Blue Prince arrive avec la grâce d’un rêve étrange griffonné sur un coin de carnet. Ce jeu signé Dogubomb – alias Tonda Ros, artiste solitaire enfermé huit ans dans un projet fou – nous offre un manoir à explorer, mais pas n’importe lequel. Mount Molly, c’est la promesse d’un labyrinthe vivant, en perpétuelle transformation, et dont les secrets ne se révèlent qu’à ceux qui savent prendre des notes, reculer, recommencer, et accepter de se perdre.
Le pitch ? Simon P. Jones hérite d’un manoir de son grand-oncle, à condition d’en découvrir la 46e pièce. Seul hic : chaque nuit, l’architecture du lieu se réinitialise. Le joueur doit donc reconstruire sa progression, une pièce à la fois, dans un espace en perpétuel recommencement. Roguelite ? Puzzle game ? Immersion textuelle ? Oui, mais aussi beaucoup plus.
Blue Prince, le puzzle qui respire et qui se moque de vous (gentiment)
Le gameplay de Blue Prince repose sur une mécanique de draft : à chaque porte franchie, le jeu vous propose trois nouvelles pièces à insérer dans votre plan en 5×9. Derrière chacune, des énigmes, des indices, des objets à collecter, parfois du vide, parfois la clef d’un mystère. La ressource principale est le temps – ou plutôt les “étapes” – qui fondent à mesure qu’on avance, forçant à quitter le manoir à la tombée du jour sous peine de tout perdre.
On pioche, on place, on explore. Et surtout, on doute. Car Mount Molly n’est pas qu’un amas de couloirs : c’est une structure narrative, un piège intellectuel et symbolique, une Maison des Feuilles vidéoludique. Tout est suspect. Un portrait mal éclairé ? Une pièce qui se répète ? Une horloge figée ? On commence par chercher la 46e pièce, puis on s’interroge sur les pièces elles-mêmes, puis sur le monde qui les contient, et bientôt, sur ce que Blue Prince essaie vraiment de nous dire.
Un carnet, un stylo, et une obsession qui prend racine
Blue Prince ne propose ni journal de quête ni rappel automatique des textes lus. Le jeu vous regarde, hausse un sourcil et vous tend symboliquement un cahier : “Tu veux comprendre ? Prends des notes.” Et il a raison. Tout, absolument tout, est signifiant. Une phrase dans un manuscrit oublié, une fresque effacée dans un coin de salle, une gemme anodine… Les pièces du puzzle ne sont pas que mécaniques, elles sont aussi narratives. Il faut relier les bribes, reformer les généalogies, décrypter les allusions cryptiques. Vous pensiez jouer ? Vous enquêtez.
Et parfois, ce besoin de tout noter, de tout analyser, devient presque douloureux. L’absence de QoL (quality of life) moderne vous pousse dans vos retranchements. Mais voilà : c’est voulu. Tonda Ros ne fait aucun cadeau, mais ce n’est jamais gratuit. L’absence est un choix. La difficulté est une provocation. Et la frustration est, étrangement, formatrice.
Sous les pavés de Blue Prince, la politique et les fantômes
Car au fil des heures – voire des dizaines d’heures – la salle 46 n’est plus qu’un prétexte. Ce qui vous tenait au départ devient minuscule face aux questions plus vastes : qui est Marion Marigold ? Que cache l’histoire du Prince Rouge ? Pourquoi ces pièces d’échecs géantes ? Quel est le sens réel du testament d’Herbert S. Sinclair ? Et surtout… dans quel monde sommes-nous ?
Le récit déploie alors des ramifications de plus en plus vertigineuses. Chantage, dynasties oubliées, intrigues post-mortem… Le lore est dense, exigeant, parfois abscons, mais d’une cohérence fascinante. Blue Prince est un roman graphique interactif camouflé dans un roguelite. Une spirale à plusieurs couches, où l’on creuse jusqu’à ce que l’on n’ait plus envie de remonter.
Un roguelite intellectuel, ou l'art de perdre pour mieux comprendre
Certains râleront sur la part de RNG, la répétitivité initiale, ou l’absence d’indications claires. D’autres verront en Blue Prince une œuvre presque hostile, réservée à une niche. Peut-être. Mais le jeu est honnête dans son exigence : il vous donne les clés, puis vous laisse choisir si vous voulez ouvrir la porte… ou la redessiner.
Les moments de grâce arrivent lentement, comme dans Outer Wilds ou The Witness. Et lorsqu’on commence à anticiper la structure, à jouer avec le plan, à poser une salle parce qu’on sait ce qu’elle peut contenir… l’ivresse est totale. On devient architecte, explorateur, chroniqueur, historien. Et parfois, juste un type qui a mis la mauvaise pièce et recommence tout. C’est ça, Blue Prince.
NOTRE AVIS
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Blue Prince, c’est une cathédrale ludique construite par un seul homme, Tonda Ros, dans la douleur, la patience et l’amour du détail. Ce n’est pas un jeu pour tous, mais c’est un jeu qui vous parle si vous êtes prêt à l’écouter. Loin de la gratification immédiate des roguelites classiques, il vous propose une exploration mentale, une sorte de puzzle introspectif où chaque erreur est une leçon, chaque impasse un nouvel angle. Et surtout, c’est un jeu où l’on comprend, un jour, sans prévenir, que l’on n’a jamais vraiment cherché la salle 46. On a cherché à comprendre pourquoi on la cherchait.
Blue Prince, c’est une cathédrale ludique construite par un seul homme, Tonda Ros, dans la douleur, la patience et l’amour du détail. Ce n’est pas un jeu pour tous, mais c’est un jeu qui vous parle si vous êtes prêt à l’écouter. Loin de la gratification immédiate des roguelites classiques, il vous propose une exploration mentale, une sorte de puzzle introspectif où chaque erreur est une leçon, chaque impasse un nouvel angle.
YakudarkEt surtout, c’est un jeu où l’on comprend, un jour, sans prévenir, que l’on n’a jamais vraiment cherché la salle 46. On a cherché à comprendre pourquoi on la cherchait.